Article publié dans Maxi Basket N°194 en 1999
Puissant, athlétique et sans peur, Frédéric N’Kembé est un bison de 1,90 m qui bouscule les adversaires et les idées reçues.
The body, Frédéric N’Kembé a emprunté le surnom qui fait la gloire de Elle McPherson, mannequin australien au corps parfait. « On se cherchait des surnoms avec les potes de Levallois. Quand mon tour est arrivé, on a pensé à quelque chose qui ait un rapport avec le physique. C’est pas très malin » dit-il aujourd’hui, un peu gêné.
Dans le monde du gigantisme du basket, Fred N’Kembé est recensé dans la catégorie des « petits » avec son mètre quatre-vingt dix (maximum !), mais rares sont ceux qui possèdent une charpente aussi bien fournie. Il pointe désormais au quintal, et la matière grasse y est presque aussi rare que dans un yaourt Taillefine.
« C’est un athlète très doué, qui aurait pu réussir en foot, en athlétisme » dit Ron Stewart, son ancien coach à Levallois, qui en préparation testait ses joueurs sur la piste en tartan, sur 100, 200, 400 m. Fred se souvient avoir été mesuré à plus de 80 cm de détente sèche et avoir couru le 100 m en 11 secondes. Un chrono remarquable pour quelqu’un qui n’a jamais fait d’entraînement spécifique. Ce qui est unique chez N’Kembé, c’est cet alliage de vitesse, détente et puissance.
Fred est fier de son corps. C’est son signe distinctif et son gagne-pain. Il l’entretient avec le soin que porte un jardinier anglais à son gazon. Il fait de la musculation depuis qu’il est arrivé au centre de formation du Mans, à une époque où il pesait les 75 kg. « Quand on joue, et que l’on se fait bousculer par des mecs plus grands et plus costauds, on se dit qu’il va falloir qu’on s’y mette un jour. Je me suis rendu compte que plus j’en faisais, mieux je me sentais et plus j’arrivais à m’imposer sur le terrain. J’ai ainsi gagné 5-6 kilos chaque année ». Et Fred de préciser qu’il a été élevé aux grains, sans le concours de substances plus ou moins licites.
Michel Beuzelin, qui fut son entraîneur avec les espoirs du Mans, se souvient que Erwan Bouvier et lui s’étaient vu indiquer direction de la salle de muscu par Duane Washington, le meneur américain de l’époque. « Il leur avait qu’ils n’étaient pas assez forts de l’avant-bras pour repousser leurs adversaires en défense. Erwan était une puce quand il est arrivé au Mans, et il en est reparti avec une cage thoracique correcte. Fred et Erwan faisaient des concours pour se motiver. Ce qui est remarquable dans leurs cas, c’est la continuité. Beaucoup de joueurs font de la musculation pendant trois mois puis arrêtent ».
Aujourd’hui, Fred et Erwan se sont retrouvés à Besançon et continuent de soulever ensemble des haltères, souvent en compagnie du canadien Michael Meeks. Tous les jours. Une à deux heures à chaque fois. Entre-temps, Fred N’Kembé est passé par Levallois et sa bande de « Cardiac Kids » fondue de fonte. « Les deux dingues du lot, c’était Vincent (Masingue) et Fred. Les autres ont suivi » explique Ron Stewart. « Masingue prend beaucoup de plaisir à faire de la musculation. C’est une drogue. Un moment, je lui ai même dit d’arrêter, il commençait à avoir mal à l’épaule ».
« Avec Vincent, Sacha (Giffa), Brice (Bisseni), on se lançait des défis. C’était à celui qui soulevait les plus gros poids ou qui prenait le plus de rebonds » explique Fred.
Mais quand on lui demande s’il prenait son pied à durcir ses biceps comme Vincent Masingue, il se marre et lâche : « Un plaisir ? Franchement non. Je préfère rester chez moi à regarder des conneries à la télé plutôt que d’aller à la salle… ». Puis, il ajoute : « Mais, heureusement que j’en fais, sinon avec ce que je bouffe, j’aurais un p’tit bide sympa ». C’est qu’il faut savoir, c’est que le Bisontin est un fin gourmet et un bon vivant.
Élevé avec Erwan Bouvier
Davantage que Alain Digbeu et Mous Sonko, qui ont en fait été formés en clubs, Fred N’Kembé est un authentique produit des playgrounds parisiens. Ceux de La Courneuve, où ce fils de Camerounais, a passé son enfance. Une banlieue de Seine-Saint-Denis que l’on qualifie pudiquement de « difficile ».
« Sa famille n’était pas défavorisée. Son père travaillait. Sa soeur a fait des concours de top-model chez Elite. Disons qu’il a fallu qu’il se prenne en charge vis à vis du milieu ambiant de La Courneuve. Cela a été compliqué. Les études, tout ça… Il avait tendance à se mettre dans les emmerdes plus qu’à son tour » témoigne Michel Beuzelin.
« C’était dur. La Courneuve, Saint-Denis, Sarcelles, c’est clair que c’est galère. Mais, je dis ça maintenant que je connais autre chose, mais quand j’étais gamin, je m’y plaisais. J’étais avec des potes. on connaissait tout le monde dans la cité ». Sûr que Fred ne renie rien, au contraire. Il est pour tous là-bas une référence. « Je ne dirais pas que mes potes ont mal tourné, mais beaucoup ne font rien de leur journée. Il y a un paquet de chômeurs. Ils restent dans le hall, ils font leur petit business ».
Fred découvre le basket à 16 ans en pleine Jordanmania, et son style de jeu copié sur celui des Blacks américains des ghettos veut que le plus court chemin pour aller au panier soit la ligne droite. Il faut dribbler, sauter et surtout dunker. Ses potes l’entraînent à Aubervilliers, un club d’Excellence Régionale. C’est Jean Marie Deganis, ex-joueur de haut niveau et entraîneur fédéral, qui mettra Le Mans sur sa piste. « Il m’avait dit : ça sera compliqué, mais on y arrivera. Il avait raison » commente Michel Beuzelin.
« Fred n’avait peur de personne, mais il fallait qu’il apprenne à jouer avec les autres. Il n’avait aucune notion de ce qu’était la Pro A, la durée d’un match, la formule de compétition. Au début, sa relation avec les Amércains, c’était comme à la télé. Il était admiratif. Il voulait reproduire leurs gestes ». Ce n’est pas le moindre mérite de Fred de s’être plié au fil du temps aux exigences d’un autre monde, celui du basket pro. En espoirs, malgré sa propension à vouloir jouer près du cercle, il se retrouve en numéro 2. Beuzelin lui commande même, à titre expérimental, sur de courtes séquences, de prendre la mène ! Pour qu’il comprenne la difficulté de la tâche. Les tirs à trois points qu’il mettra plus tard, il les prenait déjà… souvent en pure perte. Fred score beaucoup et accumule les rebonds. Vite, le cadre du championnat espoirs se montre trop étroit pour lui. Fred a la confiance de Ernie Signars, le coach du MSB, enfant d’un ghetto de Chicago et qui a pour le gamin les yeux d’un papa poule. « Quand Ernie a donné leur chance à Erwan et Fred, ils l’ont saisie » rappelle Beuzelin. « Ils remplaçaient soit le naturalisé Truvillion, soit l’Américain, Hopson, et ils ne se sont pas dégonflés. La réussite d’Erwan, qui est entré réellement en jeu quelques jours avant lui, a servi à Fred. En pro, Fred est entré pour défendre. Il avait compris que pour jouer à ce niveau, il fallait défendre. Quand il était en espoirs, je pouvais le mettre sur des 1 comme sur des 4 ».
Nous nous sommes tant aimés
A 21 ans, la trajectoire de Frédéric N’Kembé change de direction. Il se plaisait au Mans, mais le nouveau coach, Alain Weisz, opte pour une équipe expérimentée et cosmopolite. Fred est prêté une première fois à Roanne où il s’embourbe un peu. Il revient l’été suivant pour faire ses preuves, mais le MSB qui monte en puissance s’offre l’Espagnol Aisa et le Grec Stavrakopoulos, qui ont déjà porté, l’un le maillot de Estudiantes Madrid, l’autre du Panathinaikos Athènes. « Je n’avais pas envie de partir. Je m’entraînais avec eux. J’avais largement le niveau. Ils se sont sans doute dit que mon jeu playground ne convenait pas, mais comme j’avais prouvé que je pouvais passer 20 minutes sur le terrain et apporter des choses positives quand Ernie était là, je ne vois pas pourquoi ça n’aurait pas marché un ou deux ans après. Il y avait le Grec là, je ne me souvient plus de son nom… Il est clair que… » Fred ne finit pas sa phrase, mais on devine une certaine amertume. Il a voulu ensuite prouver à Levallois que Le Mans avait eu tort de s’en défaire, il a dû sans doute se marrer parfois en voyant Stavrakopoulos errer sur les parquets de Pro A, mais l’homme est trop gentil pour en vouloir à quiconque : « Ils forment des jeunes et ils prennent des Espagnols, des Grecs. Tant mieux, ça marche, je suis content pour eux… »
C’est donc Levallois, alors en Pro B, qui récupère « The Body » à la rentrée 97. Ron Stewart ne cherche pas à s’approprier ce recrutement judicieux : « franchement, je ne le connaissais pas trop. C’est, je crois, son agent, Philippe Ruquet, qui pensait que Levallois était un bon club pour lui pour s’exprimer. Il est venu faire un essai de 3-4 jours et dès le premier jour, j’ai souhaité qu’il reste ».
Dans l’histoire, finalement, tout le monde a été gagnant. Le Mans a grimpé vers les sommets et Fred a baigné à Levallois dans une ambiance unique propice à son épanouissement. Il s’est retrouvé avec d’autres joueurs du même âge, aux goûts et aux tempéraments identiques, et qui ont regagné le droit de remonter en Pro A avant, la deuxième saison, d’étonner le monde du basket avec leur jeu spontané, tonique et spectaculaire. Les « Cardiac Kids » étaient potes au point de passer leurs week-ends ensemble. Masingue, Bisseni et Giffa se sont même offert des vacances communes au Club Med’. Même quand la salle était vide, ils faisaient eux-mêmes monter l’adrénaline, en se bousculant, en criant, en s’insultant après chaque panier, comme des collégiens américains.
« Les gens ont pris conscience qu’on n’était pas qu’une bande de banlieusards à la tête dure qui jouait un basket de fous. on pouvait jouer contre des joueurs confirmés, battre de grosses équipes. Ne pas avoir d’Américains (Hubert Register n’a disputé que 6 matches et James Scott en a manqué 9) nous a permis de mieux nous exprimer individuellement, mais avec deux Américains qui tiennent leur rôle, on aurait pu aller plus haut ».
En début de saison, Fred a franchi le mur du son
Sa venue à Levallois a permis de découvrir chez Fred N’Kembé une arme qu’on ne lui connaissait pas : le shoot à trois points. Il n’avait mis qu’un seul panier à plus de 6,25 m en deux saisons, au Mans et à Roanne, alors qu’il en a transformé 63 sur 182 en deux ans dans les Hautes-Seine. « Il s’est rendu compte que s’il voulait faire vraiment sa place dans le basket français, il fallait qu’il tire de loin » dit Ron Stewart. « Et nous, on avait beaucoup de joueurs qui attaquaient le panier et on avait besoin de paniers à trois points. J’avais remarqué qu’il avait une bonne finition de son shoot, et que c’était davantage le début du geste qui n’était pas parfait, alors on a beaucoup travaillé ça. Il a pris de plus en plus confiance. Je lui ai donné le feu vert à trois points. Il en a profité ».
C’est une constance chez N’Kembé : il bosse et il progresse. Eric Lehmann, son nouveau coach à Besançon, est le premier à le souligner : « C’est un travailleur acharné qui aime beaucoup la vie et qui est toujours joyeux. C’est très important dans le basket de haut niveau. On a trop de joueurs qui manque d’enthousiasme, qui font leur métier avec ennui ».
Le plaisir, il transpire du jeu du Bisontin. On est d’abord épaté par sa masse, sa force, sa faculté à foncer même si en face, c’est plus grand, plus haut et a priori plus fort. Un bison, quoi. Fred est toujours en mouvement, infatigable. Face à Limoges, on l’a vu rater un shoot face au panier, se lancer dans la meute pour le rebond offensif, récupérer la balle et la remettre dans le cercle, ce qui a permis au BBC de se relancer. Une séquence familière pour N’Kembé, mais tout de même étonnante pour un joueur de 1,90 m. Combien de joueurs européens de son gabarit sont capables de pareilles percussions dans les défenses ? Si peu que, finalement, on est bien embêté au moment de tirer un parallèle avec d’autres. Il faut puiser dans l’immense réservoir américain pour avoir des références. Il n’y a qu’aux US où existent des Blacks de 1,90 m, 100 kg, formés sur les playgrounds et qui courent le 100 m en 11 secondes.
D’ailleurs, si N’Kembé est répertorié en deuxième arrière, c’est davantage un 3, un petit ailier, ce qui est encore plus anachronique considérant son nombre limité de centimètres. Il est le premier à reconnaître aimer se frotter aux molosses : « 1,90 m, c’est pas géant. Les trois-quarts du temps, les mecs font 1,95 m – 2 m, mais je n’ai pas de problème à défendre ou attaquer avec eux. Je préfère défendre sur les grands, sur des 3, sur ceux qui aiment attaquer le cercle, aller au rebond. Sur les petits, tu donnes un coup de poitrine, ils reculent d’un mètre et on te donne une faute. Et puis, les 3, quand ils me voient arriver, ils ne se méfient pas, ils pensent que ça va être plus facile ».
Erik Lehmann développe une théorie intéressante à propos de son joueur : « Je pense qu’il faut mettre de côté la taille. Ce qui compte aujourd’hui, ce sont les qualités athlétiques et le mental. En théorie, Jordan n’était-il pas un peu petit pour son poste ? Et Rodman, pour être le rebondeur exceptionnel qu’il fut ? Fred est plus un 3 qu’un 2. Il est encore plus petit pour ce poste, mais il compense par son physique, ses dons athlétiques, à un point où ça peut même devenir un avantage ».
Sur les premières semaines de compétition, Fred a franchi le mur du son. Il s’est retrouvé un moment à 15 points et plus de 6 rebonds de moyenne. Des stats qu’il ne pourra tenir sur la longueur, mais qui lui ouvrent, à 25 ans, des perspectives insoupçonnables. Jusqu’où ira-t-il ? « Pour moi, son niveau de manipulation est insuffisant » dit Lehmann. « Il ne peut pas suppléer le meneur et c’est pourquoi il est plus un 3 qu’un 2. Il ne peut pas monter la balle sous pression et installer le jeu. Fred me fait penser à Digbeu. Il doit rester trois ans ici et j’espère qu’il va bouffer de la manip’ tout l’été. J’ai le souvenir par exemple d’un Robert Smith qui dribblait partout, y compris à l’hôtel. La question que je me pose, c’est : va-t-il travailler les manques ? Veut-il aller au bout de lui-même ? Je ne le connais pas encore assez pour juger, mais déjà, je peux dire que j’aime travailler avec lui. J’aime le joueur athlétique, mais aussi le personnage ».
« Dans ma tête, c’est clair, je ne veux pas m’arrêter là. Je vais tout faire pour travailler, continuer à progresser. Je ne veux pas me fixer de bus, mais ce sera le plus haut possible » répond Fred. Les métamorphoses, lui, le fils de banlieue installé dans un appart’ lumineux de Besançon, ça ne lui fait pas peur. « Le style entre Levallois et Besançon, ça n’a rien à voir. Ici, c’est beaucoup de patience. Le jeu est plus structuré. Parfois, c’est clair, j’ai envie de prendre la balle et de partir dans un drive un peu fou. Je commence de temps en temps. Le coach, il gueule, alors j’arrête (il se marre). Mais bon, il faut passer par là. Dans le basket de haut niveau, chacun doit avoir son rôle ».
Depuis Tanoka Beard, Besançon n’avait jamais eu un joueur qui fasse autant parler du club. Lehamann verrait bien Fred N’Kembé comme franchise player. L’intéressé ne dit pas non, mais précise : « j’ai envie de jouer dans un club ambitieux, au plus haut niveau. Jouer le maintien, ça ne m’intéresse plus ! »
Article orinial en PDF : Fred Nkembe Maxi Basket N°194 en 1999