Pierre Rondeau est professeur d’Economie à la Sport Management School de la Défense à Paris et à l’Université Paris 1 Sorbonne. Il intervient également dans de nombreux médias, notamment Slate.fr et le groupe RMC. Il est enfin co-directeur de l’Observatoire sport de société de la fondation Jean Jaurès. Il suit de près le nouveau projet de création d’une ligue des champions de football semi-fermée à l’horizon 2024. Autant il croit au développement économique possible de ce modèle pour le foot, autant, cela n’a selon lui aucun sens pour le basket. Nous l’avions déjà sollicité pour qu’il nous donne son point de vue quant à l’entrée de l’ASVEL la saison prochaine dans la compétition phare en Europe.
Quels sont les points de convergence entre la situation dans le foot et dans le basket au niveau de l’élite européenne ?
C’est la volonté de s’inspirer du modèle américain de ligue fermée, comme la NBA par exemple. Mais attention, première nuance. Le modèle de ligue fermée à l’américaine est totalement régulé, que certains qualifient de socialiste, en tout cas un modèle anti-trust : avec un salary cap, une luxury tax, un partage des droits télés. Mais ce modèle rassure l’investisseur. Voilà ce que veut faire le football : rassurer les riches, les grands clubs européens veulent rassurer leurs gros investisseurs. Ce modèle est un modèle qui met surtout et avant tout en avant l’intérêt économique avant l’intérêt sportif, avant la méritocratie à l’européenne avec des montées et des descentes. Ici, on joue l’intérêt des puissants et le pouvoir des puissants pour rassurer les investisseurs.
Est-ce le football et le basket ont besoin de ça pour se développer ?
La ligue des champions de foot, c’est une dotation annuelle de 2,04 milliards d’euros pour 32 équipes. Les ligues fermées NBA ou Foot US, c’est beaucoup plus. Le Foot US, c’est 6 milliards par an de droits télés. Ce qu’espère la ligue des champions de foot, c’est de s’adapter, proposer des horaires pour tous les marchés mondiaux et viser des droits télés de 3, 4, 6 milliards d’ici 2024. Même si la croissance du foot est déjà très importante, le club des 16 plus grands s’imagine qu’elle pourrait être encore plus importante. Et ils sont prêts à se mettre à dos 95% des clubs pros, les 200 ou 300 autres clubs qui ne souhaitent pas cette réforme de la ligue des champions. L’UEFA sait très bien que la Ligue des Champions existe grâce aux grands clubs. Les audiences, les annonceurs, les sponsors viennent pour les grandes affiches. Donc elle doit protéger ces grands clubs sans se mettre à dos tout le monde, elle est dans une position schizophrénique. C’est pour ça que l’UEFA participe et met en place ce projet. Parce qu’elle sait que sinon, les grands clubs sont suffisamment puissants pour le faire eux-mêmes. Ce qu’a fait l’Euroleague en basket qui n’est pas sous la tutelle de la fédération internationale et on voit du coup tous les problèmes que cela pose. La ligue des Champions sera organisée par la fédération internationale.
« L’Euroleague, quand bien même elle impose en Europe un modèle d’organisation comparable à la NBA, c’est-à-dire une ligue fermée, elle restera en concurrence avec la NBA »
Pourquoi en basket le modèle de ligue fermée ou semi-fermée n’a pas permis le développement économique de l’Euroleague dont les clubs cumulent toujours des déficits abyssaux ?
La question, ce n’est pas celle de la fermeture de la ligue. Ce que je pense et beaucoup d’autres le pensent, notamment Pierre Maes, qui vient d’écrire un bouquin sur les droits télés dans le football, c’est que ce n’est pas la ligue fermée qui permet de générer de l’argent, c’est la situation de monopole. La NBA est richissime parce qu’elle a un monopole symbolique au niveau du basket. C’est LA ligue de basket dans le monde. D’autres existent, mais on peut considérer qu’elle a un monopole, le championnat de basket par excellence. Et ses revenus en droits télés viennent de cette situation de monopole. Voilà ce que peut légitimement viser à mon sens la Champions League européenne de foot. Qui peut devenir la NBA du football de club. Mais l’Euroleague, quand bien même elle impose en Europe un modèle d’organisation comparable à la NBA, c’est-à-dire une ligue fermée, elle restera en concurrence avec la NBA. Le fan de basket, américain ou européen, lorsqu’il veut suivre du basket, il suit la NBA et pas l’Euroleague. Je parle d’un très large public sportif. Evidemment que l’Euroleague a son public, comme la ligue nationale française. Mais je tiens à défendre ce postulat : ce n’est pas la ligue fermée qui est génératrice d’argent. Ce qui génère de l’argent, ce sont les droits télés, qui sont colossaux quand vous avez une situation de monopole. La NFL génère 6 milliards par an parce que c’est le seul championnat de foot US sur terre. Le seul générateur de rêve. Et je crois que la ligue des champions en football peut espérer ce statut. Donc, d’une certaine façon, je comprends ce que les grands clubs veulent mettre en place. Dans le basket européen, l’Euroleague ne pourra jamais rivaliser avec la NBA. Donc la question de la fermeture de leur modèle est à mon sens secondaire. Ça ne changera rien et on le voit depuis des années. Ce qui pose deux problèmes : elle ne génère pas assez d’argent, mais en garantissant ses places à des clubs qui perdent de l’argent et qui continuent à s’endetter, l’Euroleague « désincite » les clubs à faire attention puisqu’il n’y a pas de relégation. Les clubs se permettent à dépenser sans compter, aussi parce qu’ils ont des mécènes ou des clubs omnisports pour les soutenir. L’Euroleague n’est pas rentable et ne le sera pas en continuant sur cette voie. La question est différente pour le foot.
Que deviennent les ligues nationales face à ce genre de ligues européennes ?
Elles pourraient totalement péricliter. D’ailleurs les acteurs en foot s’inquiètent de la disparition des championnats nationaux, ou en tout cas, de la « cannibalisation », comme le dit Didier Quillaud de la ligue professionnelle de football des championnats nationaux par le championnat européen. S’il n’y a plus d’intérêt à performer en Ligue 1 pour se qualifier en Europe, il n’y a plus d’incitation compétitive, plus de suspense. Pourquoi jouer sa ligue à fond, surtout s’il y a plus de matches en ligue européenne ? On mettra les coiffeurs et les seconds couteaux en Ligue 1. Quel intérêt pour les diffuseurs à payer pour ce produit ? Dans le modèle américain, des ligues secondaires existent mais bien moins côtés, bien moins médiatisées. On peut avoir ce risque en Europe. Ce serait un paysage tout à fait différent. Cette analyse vaut pour le basket.
Au final, la mise en place de ce genre de modèle, une super ligue européenne et des ligues mineures, au strict niveau économique, est-ce que ce modèle générerait plus de revenus qu’aujourd’hui ?
En football, si on va vers ce scénario, on va vers une segmentation du secteur. La ligue des champions peut espérer une hyper croissance générée par sa mondialisation, la captation des marchés américains, asiatiques, indiens. Il y aura des matches délocalisés, des matches joués à 13h pour le marché asiatique – ce que fait la NBA aujourd’hui. Il y a aura quelques clubs tous puissants et puis tous les autres. Et les autres auront une économie extrêmement incertaine et extrêmement pauvre. Le football sera donc peut être plus riche au global mais très très segmenté, très inégalitaire si vous voulez. Je ne peux pas croire que Canal +, dans ce contexte, mette 1 milliard sur la ligue française comme c’est le cas aujourd’hui. Pour des matches sans enjeux, sans stars, sans saveur ? En basket, le danger est le même sauf que je ne crois pas à un potentiel de développement similaire pour l’Euroleague.
Photo: Jeffery Taylor (Real Madrid)